Le pape a trop parlé. Le pape en a trop fait. Et pour cela, il pourrait payer. C’est ce que pensent les capobastoni, les chefs de clan de la ‘NDrangheta, la mafia calabraise. Si le père Lombardi, le porte-parole du Vatican, affirme ne pas craindre pour la vie du Saint-Père et semble minimiser les risques d’un attentat mafieux contre lui, les menaces sont prises au sérieux par le juge anti-mafia calabrais Nicola Gratteri, qui vit sous escorte policière depuis 1989. Il avance, dans son livre Acqua Santissima, sorti en novembre en Italie, que « le grand nettoyage entrepris par le pape préoccupe sérieusement la mafia. Si les parrains en ont le pouvoir, ils tenteront de l’empêcher de mener à bien son grand nettoyage. Le souverain pontife est en danger », clame Gratteri, connu de coutume pour sa discrétion. « Les mafieux qui recyclent l’argent de la criminalité organisée grâce à des connivences avec l’Église s’inquiètent. J’ignore si les parrains ont les moyens de faire quelque chose contre le pape, mais je sais qu’ils y pensent. Le danger est réel », poursuit-il.
Mais qu’a donc fait le pape pour déclencher les foudres de la ‘NDrangheta, célèbre notamment pour sa pratique du prêt usuraire, ses enlèvements et séquestrations contre rançon, son trafic d’armes et sa fraude aux fonds publics ? Depuis son élection en mars 2013, François, élu personnalité de l’année par le Time Magazine, s’est non seulement lancé dans une politique d’assainissement de la curie romaine mais surtout dans une grande entreprise de transparence imposée à l’IOR (Institut pour les œuvres de religion), la banque du Saint-Siège.
Depuis mai, 19.000 comptes sont épluchés
Depuis le mois de mai, pas moins de 19.000 comptes d’institutions catholiques et de particuliers (religieux du monde entier, diplomates ou résidents du Vatican) sont épluchés un à un. La banque, qui détient des avoirs équivalant à 6,3 milliards d’euros, est soupçonnée d’avoir trempé, depuis des années, dans des affaires de blanchiment d’argent lié à la mafia. Sous l’impulsion papale, elle aurait déjà décidé la fermeture de plus de 900 comptes. Se tient également à Rome le procès de Mgr Nunzio Scarano, ex-chef comptable de l’Apsa (Administration du patrimoine du siège apostolique), accusé de corruption pour avoir tenté de transférer 20 millions d’euros, dont on ignore la provenance, vers la Suisse. Ajoutez à cette volonté assumée du pape François de mettre fin « à la grande lessiveuse » ses déclarations appelant directement les mafieux au repentir et à cesser de « réduire en esclavage hommes, femmes et enfants », il n’en fallait pas plus pour énerver les parrains.
Pour le journaliste de l’Espresso Giovanni Tizian, sous escorte policière depuis deux ans, « Gratteri exagère en disant que la ‘NDrangheta peut tuer le pape, mais il est clair qu’il doit recevoir des pressions de lobbies en tous genres pour qu’il ralentisse le nettoyage. Il ne faut pas confondre Cosa Nostra et ‘NDrangheta, ces deux mafias n’ont pas le même genre d’actions, la première utilise la violence spectaculaire, la seconde la violence psychologique, l’intimidation ». Le père Filippo Di Giacomo, éditorialiste et vaticaniste pour le Venerdi di Repubblica, rappelle cependant qu’une « quinzaine de prêtres ont été tués par la mafia ces dernières années », des curés qui s’étaient opposés aux agissements des mafieux et dont les meurtres ont été étouffés par les carabinieri ou maquillés en crimes homosexuels. « Dans ces petits territoires calabrais, il ne reste que le prêtre, le carabinier et le mafieux », relève le père Filippo. Et cette « trinité » tient les villages du Sud.
La fille d’un parrain a reçu la bénédiction papale
Pour Giovanni Tizian, le pape gênerait non seulement les capobastoni mais aussi des prêtres et religieux de mèche avec la mafia. « Le pape François s’attaque aux relations ambiguës entre hommes d’honneur et hommes d’Église, mafia et religion », poursuit le jeune journaliste spécialiste de la mafia calabraise. Le juge Gratteri, pour qui « Église et mafia avancent main dans la main », égrène les exemples récents de liens étroits entre curés et criminalité. La fille de Pasquale Condello, dit « le Suprême », le parrain des parrains de Reggio de Calabre, a ainsi reçu la bénédiction du pape François pour son mariage. Gratteri dit qu’à Rome on ignorait qui était cette jeune femme mais qu’à Reggio de Calabre tout le monde le savait.
En juillet 2012, lors du procès de Francesco Pesce, un capobastone impliqué notamment dans plusieurs meurtres et le trafic de drogue, l’évêque Ascone a publiquement affirmé son amitié pour le parrain, « homme d’honneur et de confiance », avant de crier à l’erreur judiciaire lors de sa condamnation. Tous les ans, le 2 septembre, jour de la fête de la Madonna de la Montagna, les capobastoni du monde entier se réunissent au sanctuaire de Polsi pour décider de leur organisation hiérarchique. Une sorte de sommet annuel de l’organisation criminelle sous couvert de foi chrétienne…
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source : Adeline Fleury, envoyée spéciale à Rome (Italie) – Le Journal du Dimanche
samedi 11 janvier 2014