La culture européenne voit l’islam comme un monolithe…

Les manières dont l’islam est interrogé sans cesse par les cultures de l’Europe occidentale (dont procède et auxquelles participe la culture américaine, faut-il le rappeler) postulent qu’il existerait une entité dénommée Islam, posée comme un fait massif et monolithique, une sorte d’essence pure et absolue, intemporelle, indemne de diversité et de contradiction. La démarche, nous le savons tous, est impertinente dans tous les sens du terme, à qui connaît la variété, la complexité et les paradoxes du fait musulman dans l’espace, le temps, les sociétés, les climats.

Parce qu’il existe une orthodoxie musulmane majoritaire fortement structurée…

Pourtant, à bien y regarder, cette approche, qui ne cesse d’agacer quiconque connaît un peu cette réalité, procède de la forte prégnance dans l’Islam d’une orthodoxie sunnite qui a sélectionné et synthétisé, au cours de l’histoire, les religiosités islamiques, vécues depuis les plus lointaines origines, en un système dominant, fortement normatif et relativement clos. La question est donc pour l’historien, qui récuse les analyses synchroniques et ontologiques, dont les penseurs de l’affrontement font les ressorts de leur méthode, la question est de savoir d’où vient cette orthodoxie et de quelle manière elle s’est close et légitimée.

Dont la sensibilité islamique doit interroger les pesanteurs et les limites, produites par l’histoire.

L’important est aussi, pour le musulman, de sentir combien la forte structuration de l’orthodoxie de l’islam majoritaire, qui ne disqualifie nullement la diversité d’une religion prolixe en spiritualités contradictoires, en symboliques foisonnantes, en manières multiples d’être, de dire et de croire, combien cette forte structuration a ses pesanteurs, son imperméabilité, voire ses limites spirituelles et religieuses pour une conscience musulmane éclairée de notre temps.

Car enfin, si ledit système peut être transformé pour parler réellement à nos sociétés contemporaines, ce ne peut être que de l’intérieur de la sensibilité musulmane, dans une posture croyante pénétrée de l’idée que l’on peut être musulman tout en replaçant dans son historicité, donc dans sa contingence, cette vraie religion qui impose, comme toute vraie religion, les normes qu’elle a construites comme seules voies d’accomplissement du destin humain et du dessein divin.

Cette interrogation, constante dans l’islam,…

C’est d’ailleurs faire bon marché de l’histoire de l’islam que de croire que cela ne s’est jamais fait. En effet, le projet qui consiste à examiner le système religieux dans lequel l’on vit ne s’est pas formulé dans les rédactions d’aujourd’hui. Nous dirions qu’il est consubstantiel à l’islam si nous ne préférions considérer ce dernier comme un objet historique plutôt que comme une substance en lui-même. La théologie, la falsafa, la mystique, les réformismes récurrents à diverses étapes de l’histoire musulmane, ont procédé à un examen des fondements et pratiques islamiques. Elles l’ont fait avec l’empathie que leur permettait leur position à l’intérieur de l’islam et avec le sens critique que leur suggéraient les méthodes de leur époque.

Mène à examiner aujourd’hui un système né en un temps et un lieu,…

Aussi, en prolongation de toutes ces approches, avec les méthodes de son temps il convient aujourd’hui que le musulman éclairé du XXIe siècle se demande pourquoi et dans quelles conditions le système symbolique clos qui prétend lui imposer ses normes a acquis l’efficacité qu’on lui voit et a pu, depuis la date de sa constitution, demeurer aussi imperméable aux apports extérieurs et aussi apte à durer dans le temps sans se transformer réellement. Or tout cela se passe dans des espaces, dans une durée et dans des conditions contingentes qui modèlent le système faisant l’objet de notre interrogation.

Ce qu’il faut donc comprendre, du point de vue de l’historien, c’est que l’islam vit dans le temps et que c’est dans l’histoire que naissent et évoluent la religiosité des hommes, leurs croyances, leurs cultes. Nous oserons même dire qu’au fond, il n’y a pas d’objet religion, il n’y a que des hommes vivant des fois, des croyances, des dogmes, des spiritualités. Il n’y a pas d’islam, ainsi que veulent le faire croire aussi bien les fonctionnaires du culte que les essayistes essentialistes qui fleurissent ici et là.

Où Dieu parle à des hommes responsables,…

Au surplus, c’est dans l’histoire que Dieu parle aux hommes. Or l’histoire est le lieu d’une tension entre le variable et le durable, le permanent et le discontinu et entre des durées incommensurables imbriquées les unes dans les autres. L’histoire est aussi le lieu de la responsabilité des hommes et d’un point de vue croyant, de la responsabilité des hommes devant Dieu, laquelle fonde d’une certaine manière la conscience musulmane.

Ainsi vous constituons Nous communauté médiane, pour que vous témoigniez des hommes, et que l’Envoyé témoigne de vous (Coran II, 143).

Vous avez été la meilleure communauté jamais produite aux hommes pour ordonner le convenable, proscrire le blâmable et croire en Dieu (Coran III, 110).

Du début de l’histoire biblique jusqu’à sa clôture par le prophète Muhammad.

Ainsi, l’histoire où Dieu parle aux hommes apparaît d’abord comme une succession de parachèvements, de clôtures, constituant une continuité reconstruite sur de la discontinuité et assumée par le témoignage ininterrompu des Croyants. Le premier parachèvement est l’aboutissement d’une tension qui forme le cœur de l’histoire sacrée ; la tension entre la clôture muhammadienne de l’histoire biblique et la remontée, au long d’une généalogie spirituelle, d’un lignage prophétique jusqu’aux origines d’un monothéisme reconquis et scellé, en une sorte d’apurement, par le prophète de l’islam. Cette tension entre une démarche d’interrogation généalogique visant un point originel et une clôture synthétique et réformatrice, réhabilitant ce point originel dans une intégrité retrouvée, est constitutive d’une symbolique musulmane où se mêlent l’histoire et le sacré.

Au-delà de cette clôture, l’orthodoxie construit une vision fermée de l’histoire ultérieure…

L’histoire est ainsi instituée comme le cadre d’une déperdition spirituelle et morale par rapport à un point originel. Elle n’est pas celui d’une accumulation d’expériences, de religiosités stratifiées qui enrichiraient le cœur du système symbolique. Au contraire, ces dernières sont considérées comme des embarras, des innovations blâmables, du syncrétisme dangereux et la démarche louable consiste en un élagage rigoureux, effectué périodiquement par ce que l’on appelle parfois une revivification.

Elaborée dans des circonstances propres à l’empire musulman…

Or, là encore, une fois de plus, il faut comprendre qu’une telle conception du sacré et de l’histoire est le produit de circonstances historiques. Ces circonstances historiques tiennent en particulier à une tension entre des religiosités islamiques foisonnantes et un besoin de contrôle de la paix civile exprimé par des pouvoirs centraux. Cette tension est à appréhender dans sa spécificité et à suivre dans ses conséquences. Elles n’a que peu de choses à voir avec les luttes entre Eglises chrétiennes et hérétiques.

Où de fortes tensions religieuses agitaient les sociétés…

En effet, dans la mesure où les hérétiques musulmans étaient souvent installés dans des territoires qu’ils contrôlaient, les oppositions avec les tenants d’une religion califale longtemps mal assurée prirent l’aspect de guerres ouvertes pendant les premiers siècles de l’islam. Il était malaisé d’ailleurs de faire la part de l’opposition politique et de l’opposition religieuse dans ces affrontements qui se déroulèrent aussi bien aux marges de l’empire musulman que dans ses régions centrales et sa capitale. En tout cas, la question cruciale pendant les premiers siècles de l’islam fut en permanence celle de la relation entre des expressions religieuses erratiques et incontrôlables et les pouvoirs établis.

Et rendaient difficile un consensus doctrinal.

Aussi le souci de tous les califes pendant trois cents ans fut d’asseoir une religion officielle stable et maîtrisable. La tâche ne fut pas facile et la tentative plusieurs fois réitérée n’aboutit qu’aux environs du Xe siècle de l’ère chrétienne. Au terme de cette longue évolution, un système normatif clos put exister. Il consacra une construction doctrinale touchant aux bases scripturaires de l’islam, à leur lecture et leur exégèse, aux pratiques jurisprudentielles, cultuelles, et, d’une certaine manière, à la théologie. Cette construction s’est effectuée dans une dynamique particulière où de nombreux milieux de la société musulmane classique ont joué leur rôle, des scribes érudits aux détenteurs du pouvoir politique en passant par les couches populaires et leurs leaders religieux, très exigeants sur le chapitre de l’orthopraxie et de l’égalité islamique, souvent bafouée par les réalités de la société.

C’est pourquoi l’orthodoxie finalement construite, dans une opposition entre sensibilités populaires et savantes,…

On remarquera d’ailleurs que ces couches populaires ont toujours balancé d’une religiosité fusionnelle et affective au littéralisme ritualiste cherchant à instrumentaliser le surnaturel. Elles pouvaient donc s’attacher aussi bien à des formes sectaires qu’à une stricte orthopraxie, enchanteresse du monde. De leur côté, les milieux éclairés de cette société n’ont pas manqué d’apporter à l’édifice une contribution (le mutazilisme) qui fut prise en compte au IXe siècle et aurait pu être l’islam officiel si la puissance politique n’avait voulu l’imposer par la force, dans ce qui fut un des rares exemples d’inquisition systématique et organisée de l’histoire islamique (la mihna ou épreuve), qui brouilla peut être à jamais les religiosités musulmanes intellectualisées, spiritualistes et rationnelles, avec le sentiment religieux qui prit le pas dans les circonstance du temps et inspira l’orthodoxie de l’islam.

Ce sentiment religieux, offensé par les tentatives arrogantes du califat pour établir un islam officiel, était populaire, piétiste, soucieux d’immanence et attaché à des pratiques cultuelles perçues comme des manière de donner sens à la vie et de prendre prise sur le monde. Il se renforça pendant la résistance qui s’organisa, au IXe siècle, contre l’ingérence d’un calife, bien moins chef religieux qu’on le croit, dans une alliance entre docteurs traditionalistes persécutés et peuple méprisé

S’est fortement cuirassée dans des conditions historiques particulières.

A partir de cette époque initiale de sa constitution, à un moment où s’opérait une compilation critique utilisant une manière de méthode historique par une archéologie des matériaux religieux accumulés pendant trois siècles dans tous les domaines de la culture religieuse du temps, l’orthodoxie de ce qui va devenir le sunnisme a synthétisé, dans une construction magistrale, les religiosités musulmanes dominantes, intégrant lorsque c’était possible, élaguant lorsque c’était nécessaire. Cela s’est effectué depuis l’apogée du califat abbasside (IXe siècle), jusqu’aux invasions mongoles du XIIIe siècle.

Dès lors, l’orthodoxie se raidit, au centre de l’espace musulman, en une exigence doctrinale rigoureuse, face à deux menaces principales à l’époque ; d’une part celle d’un mysticisme populaire entaché de pratiques préislamiques, d’autre part celle d’un empire mongol iranien (les Il Khan, entre 1258 et 1353), à une période où toute l’Eurasie leur a cédé, et où seuls les royaumes mamluks (les mamluks sont des esclaves soldats) du Caire et de Delhi demeurent sous autorité musulmane sur le continent.

Entre-temps, cette orthodoxie avait été très efficacement relayée par les royautés turques qui se renforçaient dans le monde musulman à partir du XIe siècle et encourageaient le sunnisme dans leurs territoires pendant deux cents ans. Ces royautés avaient d’ailleurs souvent prétendu défendre ledit sunnisme orthodoxe pour justifier leurs interventions auprès d’un calife alors affaibli et menacé par la pression d’un chiisme triomphant. Elles avaient ensuite consolidé cette orthodoxie dans les territoires qu’elles contrôlaient, (en n’y laissant pénétrer que ce que la piété populaire imposait parfois de religiosité vécue dans les confréries), et l’on peut considérer que sans ce long travail séculaire, il n’y aurait jamais eu d’islam suffisamment homogène dans l’espace musulman d’après les siècles d’or.

Naturellement, cette réussite a eu son revers. Et si la construction entreprise dès l’époque abbasside a pu aboutir à une doctrine, à une jurisprudence et à des pratiques solidement fixées, après presque un demi-millénaire d’élaboration et d’installation, elle s’est tellement protégée, barricadée, refermée sur elle-même, dans les conditions économiques, culturelles et politiques de siècles bouleversés, qu’elle a rendu l’islam et les musulmans oublieux de leur diversité native et fait percevoir le fait islamique comme un monolithe, apparemment exclusif de toute autre forme et de toute autre sensibilité.

Pourtant, ni le débat intellectuel, philosophique, théologique, mystique, lorsqu’il put exister -et il fut brillant encore après le XIe siècle-, ni les propositions de religiosités marginales, ni les œuvres personnelles ou collectives originales, ni les audaces, ni les aventures exceptionnelles n’ont manqué au long des siècles dans le monde musulman. Malheureusement, elles n’ont guère entamé la carapace de cette orthodoxie, enfermée dans une logique interne qui constitue, nous le verrons peut-être dans une deuxième partie, la meilleure défense qui soit conte toute saine critique et toute tentative de réforme véritable.

UNE LOGIQUE INTERNE ET LA PRESSION DU REEL.

L’orthodoxie musulmane sunnite s’est élaborée sur la base d’une critique historique…

Nous avons vu, en évoquant l’évolution générale de l’orthodoxie musulmane, que cette dernière avait utilisé, pour se constituer, ce que l’on peut appeler une méthode historique. En effet, devant la multiplication des formes de l’islam recourant à des textes parfois approximatifs, à des traditions controuvées, tout un travail avait consisté à remonter jusqu’à l’origine de ces textes et de ces traditions, par une généalogie rigoureuse, assortie d’une critique des sources et une vérification des transmetteurs.

En conséquence, cette approche fondait et légitimait, en même temps qu’une synthèse close et normative, une méthode de réforme élaguant les pousses des trop nombreuses religiosités se réclamant de l’islam. Par définition, la vraie religion était la résultante d’une réforme, fondatrice d’une religion elle même parachevée par Muhammad au terme de l’histoire prophétique biblique mais ultérieurement entachée d’influences multiples, déformée par le contact avec des populations nouvelles.

Mais propose la vision d’une histoire arrêtée au modèle indépassable de la société du temps du prophète.

En fait, l’islam orthodoxe officiel dominant admet que la mise au point de ses dogmes et de ses traditions a pu prendre des siècles. Mais il ne l’admet point dans le sens où la religion du Prophète aurait eu besoin d’évoluer et de devenir la religion d’autres temps et d’autres sociétés que celles de l’Arabie du VIIe siècle. Il l’admet pour construire le mythe d’un nécessaire et constant retour à la source du sacré musulman ; l’histoire fondatrice du prophète Muhammad, parachèvement de l’histoire biblique et modèle idéal de toutes les sociétés ultérieures. En effet, d’abord, le Texte sacré et la tradition font affirmer à Muhammad que la religion des croyants qui l’entourent est parachevée, un sceau final étant mis, au terme de sa vie, à la révélation coranique et à l’histoire prophétique abrahamique.

La démarche historique lui a servi questionner les croyances accumulées pendant les premiers siècles de l’islam…

Mais en même temps, la tradition relève bien comme Muhammad est conscient des dangers d’éclatement de sa communauté et lui fait prévoir la division de son islam en multiples sectes. Soixante treize dit-on en général. Que cette tradition corresponde à une réalité ou soit une façon, pour la religion du califat abbasside, de disqualifier les multiples manières de vivre l’islam qui avaient proliféré aux premiers siècles, le résultat est le même.

Et à s’en protéger…

En effet, aux yeux de l’islam orthodoxe officiel, il y a l’islam et il y a les sectes de l’islam. Ces dernières doivent être rejetées et combattues, surtout si elles inspirent des rivaux politiques ou troublent l’ordre public. Il n’est pas dit cependant qu’elles doivent être éliminées, cela appartient à la Volonté de Dieu. Ce qui apparaît le plus essentiel demeure plutôt qu’elles ne contaminent pas la vraie religion en lui transmettant des dogmes ou en construisant avec elle des syncrétismes.

Dans un contexte politique de plus en plus précaire à partir du Xe siècle…

Au demeurant, la réalité historique, au moment où s’achève l’élaboration du système normatif de l’islam orthodoxe qui se perçoit de plus en plus clairement comme sunnite, au début du IVe siècle de l’hégire (913-1010 de l’ère chrétienne), renforce cette représentation d’un véritable islam en danger d’être contaminé par des sectes déviantes. En effet, vers le milieu de ce même siècle, le calife, qui depuis des décennies doit composer avec des prétoriens, est contraint de nommer « prince des princes », c’est-à-dire souverain temporel et politique de l’empire, un chef de guerre chiite.

Avec les princes chiites bouyides au centre de l’empire…

La dynastie de ces princes, les Bouyides, se perpétuera pendant un siècle. L’empire musulman légitime est donc gouverné à la fois par un chef temporel chiite et par un calife désormais chef religieux qui se donnera le rôle de défenseur de l’islam orthodoxe sunnite et sera parfois en mesure de le remplir.

Et les califes fatimides chiites rivaux au Maghreb et en Égypte.

Par ailleurs, il se constitue à partir du Maghreb, un califat chiite, les Fatimides, dont l’empire s’étendra sur tout le nord de l’Afrique et en Syrie Palestine, menaçant parfois le calife abbasside jusqu’alors seul porteur légitime du titre.

Dès lors le rôle de protecteur du sunnisme orthodoxe est âprement disputé…

Enfin à l’extrême occident de l’espace musulman, l’émir omeyyade de Cordoue, en 929, s’érige en calife défenseur de l’orthodoxie sunnite. Il n’estime plus en effet le calife de Bagdad capable de remplir ce rôle. Par ailleurs, dans l’Asie musulmane, les ambitions de chefs de guerre turcs prennent le même prétexte pour s’affirmer. Personne, dans ce secteur géographique, ne prétend au titre de calife. C’est plutôt le rôle de protecteur temporel rempli par les Bouyides, qui est ici convoité.

Pour échoir au milieu du XIe siècle à des Turcs d’Asie centrale…

Une dynastie d’Asie centrale y accède au milieu du XIe siècle, celle des Seldjoukides, bras armé de l’islam vrai sunnite. A son chef est conféré le titre arabe jusqu’alors peu usité de sultan.

Qui imposent au surplus une théologie officielle…

Ces Seldjoukides procèdent à une troisième clôture normative. La première avait été la clôture muhammadienne, symbole sacralisé par l’orthodoxie califale abbasside, qui impose l’éminence de la figure du prophète arabe, et disons le au passage, par souci de légitimation politique, le rôle de sa parenté masculine, introduisant une hiérarchie des genres qui n’avait jusqu’alors jamais été aussi fortement requise, même dans les sociétés patriarcales arabes. En effet, les califes abbassides détiennent leur légitimité de l’oncle de Muhammad, Abbas et récusent les imams chiites descendant, eux, de la fille du prophète.

La seconde clôture avait été le système normatif de cette orthodoxie que nous venons de situer. La clôture des Seldjoukides tiendra au fait qu’ils privilégieront une théologie, la théologie acharite. Elle ne sera pas aussi exclusive que les précédentes et laissera la porte ouverte à d’autres sensibilités. Tout de même, elle sera dominante dans une orthodoxie de plus en plus prégnante sur la religion vécue.

Dans des sociétés musulmanes globalement peu marquées par le chiisme.

En effet, les populations musulmanes semblent, dans leur majorité, n’avoir été marquées ni par le chiisme duodécimain des Bouyides à Bagdad, ni par le chiisme ismaïlien des Fatimides, ni par les sympathies chiites des premiers souverains mongols après la fin du califat abbasside dans cette ville en 1258. En fait, le chiisme s’étiolera dans les territoires qu’il avait marqués pendant ce IVe siècle de l’hégire que l’on peut considérer comme le siècle chiite de l’islam. Il survivra dans la Mésopotamie et le golfe Persique mais il faudra attendre le début du XVIe siècle en Iran pour qu’une dynastie issue d’une confrérie chiite impose cette forme d’islam à ce pays où elle survit encore de nos jours. Sous leur influence, et par souci d’opposition à des maîtres sunnites, des conversions plus récentes encore au chiisme auront lieu à nouveau dans l’antique Mésopotamie.

Dès lors l’orthodoxie sunnite se présente comme le modèle de la refonte réformatrice en islam…

Il faut donc comprendre comment l’orthodoxie musulmane sunnite s’est construite dans l’histoire pour saisir la solidité et la légitimité du système qu’elle représente. Qu’elle ait été réellement la religion ressentie de la première société musulmane dans la péninsule arabe est difficilement vérifiable et fort peu probable. En tout cas, cet islam de plus en plus officiel affirme s’être fondé, par une démarche historique, comme un mouvement réformateur de retour à cette religion initiale et comme procédant d’une dynamique d’apurement d’une situation de foisonnement ultérieur multiforme et dangereusement centrifuge. Il institue sa vision contingente de cette religion initiale comme vraie religion normative. De ce fait, il limite la compréhension et l’extension du concept de réforme en islam à la démonstration qu’il en donne puisqu’il procède lui-même d’une réforme par retour aux origines.

Et elle limite la pratique même de la réforme dans cette religion…

Qu’il soit clair en conséquence que la notion de réforme en islam n’est pas à entendre comme on entend ce terme en général. Il ne s’agit pas de réformer de l’intérieur un système symbolique, des pratiques rituelles, des normes canoniques, une hiérarchie religieuse, une batterie de croyances. Il s’agit de débarrasser les marges de ce système normatif clos de scories qui auraient pu s’accumuler dangereusement, et toute réforme musulmane légitime procède d’une telle volonté.

Dans ce sens n’ont été légitimes en tant que réformes dans l’histoire de l’islam que les démarches d’élagage, d’élimination de religiosités musulmanes exogènes qui commençaient à se faire jour.

C’est ainsi qu’à la fin du XIe siècle Ghazali récuse la raison philosophique, même s’il réussit à négocier une réconciliation de l’orthodoxie avec la mystique et s’il propose un schéma très séduisant à partir d’une religiosité vécue et profondément ressentie. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle, en Inde, Ahmad Sirhindi met fin à l’ouverture religieuse opérée à la fin du XVIe siècle par l’empereur moghol Akbar.

C’est ainsi qu’au XVIIIe Muhammad b. Abd al-Wahhab impose en Arabie l’orthodoxie théorisée par le penseur syrien Ibn Taymiya à l’époque d’un islam sunnite assiégé, comme nous l’avons dit dans la partie précédente, par les Mongols et mis dans une situation de grande précarité par la pression de ces envahisseurs non musulmans à l’origine, ou convertis d’opportunité. C’est ainsi, enfin, qu’aux XIXe et XXe siècles le mouvement de réforme authentique initié par l’islam indien, et des musulmans comme Jamal ad-Din al-Afghani et Muhammad Abduh en termes de modernisation sociale ou d’aggiornamento doctrinal ne parvient à terme qu’à donner caution à des tendances plus réactionnaires que réformistes issus de toute cette tradition.

Où elle impose très fortement un modèle qui écarte de nombreuses sensibilités islamiques originales.

Aucun musulman ne peut donc nier qu’il y ait effectivement un système symbolique de l’islam officiel dominant dans le temps et l’espace. Ce système a une capacité normative réelle et une résistance extrême aux pénétrations extérieures, découlant des références qu’il a élaborées et de la légitimité qu’il a acquise. Cette légitimité se fonde dans le fait qu’il est devenu à la fois l’idéologie du pouvoir et le cadre essentiel de la religiosité des peuples musulmans dans presque tous les espaces de l’islam et presque tout au long de sa durée.

Certes, il n’est pas tout l’islam et bien des religiosités musulmanes ont pu perdurer, voir le jour et s’exprimer depuis un millénaire et demi. Elles ne l’ont pas fait sans difficulté face à ce système. Ce qui est clair en tout cas, c’est que le rapport des forces culturelles et sociales n’a jamais permis que le dispositif symbolique de ce « vrai islam » se laisse pénétrer et modifier dans ses fondements par des débats théologiques, historiques, philosophiques, moraux, voire sociaux ou économiques, agités au sein de l’islam ou depuis les sociétés modernes développées.

Des possibilités d’évolution d’un tel modèle auraient pu se faire jour à partir de l’islam d’Europe…

Ce rapport peut-il évoluer ? On aurait pu le croire un temps, sous la stimulation précisément de ces sociétés et avec le concours d’intellectuels musulmans, en posture croyante ou non, et chez les musulmans d’Europe en particulier.

Mais le contexte politique, social et culturel de ce continent et de ses musulmans…

Malheureusement, en Europe, la peur des tendances extrémistes et violentes de cette orthodoxie fait considérer comme un moindre mal son expression pacifique majoritaire. Cette dernière produit, avec une grande habileté, un discours adapté à l’auditoire. Les questionnements du réformisme modernisant sont remis à l’ordre du jour mais rarement dépassés. L’islam des jeunes se donne à voir et entendre comme le lieu possible d’un réexamen des modèles musulmans. Il demeure en réalité celui d’un ancrage identitaire plus soucieux de normes rassurantes que d’interrogations. Il mêle de l’orthopraxie, du juridisme, voire du comportement sectaire, à des apparences de spiritualité, à du populisme et un certain anti-intellectualisme.

De même que l’attitude des pouvoirs publics…

Quant aux pouvoirs publics, particulièrement en France, ils ignorent le véritable interlocuteur, c’est à dire la société civile musulmane d’Europe, dans toutes ses composantes, ceux que l’on peut appeler euro musulmans. Ils dédaignent en particulier les élites intellectuelles modernes comme ils les ont dédaignées pendant les colonisations. Ils traitent, dans leur incompréhension radicale de ce qu’est une religion, avec des représentants putatifs de ce qui est à leurs yeux exclusivement un culte. Ils récusent par avance toute autre expression d’une sensibilité et d’une empathie religieuse multiforme et renforcent de ce fait les tenants de cette orthodoxie inoxydable que s’est forgée l’islam depuis des siècles.

Ne permettent pas beaucoup d’espérances.

Ils les renforcent au détriment de ceux d’une islamité curieuse et critique d’elle-même, de son histoire, des ses fondements réels, de ses cultures, de la longue tradition de l’islam, des formes diverses de la civilisation islamique. En un mot ils ne donnent aucune chance à l’islam de devenir réellement une religion pour aujourd’hui et pour demain ; la religion de ceux qui veulent encore croire au XXIe siècle, au-delà du désenchantement du monde.

Ils font ce qu’ont toujours fait les politiques avant eux, particulièrement en France ; ils préparent la guerre d’avant-hier. Ils le font depuis quelque temps en promouvant le concept médiéval de « guerre des civilisations » qui renforce et légitime toutes les formes d’agressions institutionnelles, médiatiques ou personnelles contre l’islam et les musulmans dans le vaste ensemble géopolitique de culture européenne, dont les Etats-Unis, bien entendu, sont partie prenante. Cela conduit au développement de ce que l’on nomme (assez inefficacement hélas jusqu’ici, sur le plan d’une réelle opérationnalité juridique) de « l’islamo phobie », et que j’appellerai sans ambiguïté du racisme, un racisme islamo phobe assurément et un racisme aussi destructeur pour ceux qui le manifestent que pour ceux qui le subissent.

Rochdy Alili