L’affaire piétinait depuis six ans, elle sera bientôt enterrée. Malgré des éléments accablants liant le suicide de Gloria Lopez à la Scientologie, «le non-lieu est à craindre», selon Me Rodolphe Bosselut, l’avocat des deux enfants de la victime, à l’origine d’une plainte en 2008 pour «abus de l’état de faiblesse», «escroquerie en bande organisée» et «non-assistance à personne en péril». La décision du juge est attendue dans les semaines qui viennent, et aucune mise en examen ne devrait intervenir.

Selon les conclusions du rapport d’instruction, que Libération a pu consulter, les protagonistes de l’affaire n’ont pu être «ni entendus ni localisés». Ces témoins clés – tous scientologues – sont soupçonnés d’avoir joué un rôle dans la décision de Gloria de mettre fin à ses jours. Ecrits personnels de la victime, factures, détails des dépenses : la justice a pourtant en sa possession de nombreux éléments, rendant l’éventualité d’un non-lieu d’autant plus «désespérante», selon Me Bosselut. Mais depuis le début de l’instruction – et comme souvent dans les affaires impliquant la secte -, les investigations se heurtent à une structure kafkaïenne, où personne ne semble être en mesure d’aider les enquêteurs. Difficile à croire. Au moment de son suicide, Gloria Lopez, 47 ans, avait payé plus de 250 000 euros à la Scientologie.

«Cible facile». Son embrigadement remonte au milieu des années 90. A l’époque, sur son lieu de travail, elle fait la connaissance d’une adepte de la Scientologie, Juliette W. Les deux femmes travaillent dans une entreprise de vente de matériel pédagogique à Evreux (Eure), où Gloria est secrétaire. Elle est alors en instance de divorce. Un collègue qui déjeunait fréquemment avec elles parle de Juliette W. comme d’une «prosélyte»,«une ruine permanente, sans un sou et poursuivie par les huissiers». «On a essayé d’être là pour elle, en vain», se souvient-il. De l’avis de tous, Gloria avait toujours cherché à donner un sens à sa vie. Une quête permanente qui faisait d’elle «une cible facile», selon Gwenn, son fils de 26 ans. Sa mère avait grandi en Espagne, à Bilbao, dans une famille catholique. C’est là-bas qu’elle avait rencontré son futur mari, Pascal, avec qui elle s’était installée en France.

«Timide», un peu «introvertie» mais aussi «souriante» et «énergique», la petite brune était surtout «vraiment altruiste», selon Benoît C., son compagnon à la fin des années 90. Au quotidien, l’engagement de Gloria n’est alors «pas très envahissant», pas de quoi en tout cas alarmer Benoît. Elle se rend quand même à Paris un week-end sur deux pour se faire«auditer» (évaluation régulière des adeptes par l’organisation) ou suivre des cours au Celebrity Center. «Un vendredi soir, un coursier est venu à la maison. Gloria lui a remis une enveloppe contenant 15 000 francs. Le prix de son week-end», se souvient Benoît, qui prend alors la mesure de l’emprise dont sa compagne est victime. A son collègue, Gloria avait dit un jour : «Tout ce que j’ai, je le dépenserai dans l’Œuvre.» Des années durant, elle multiplie les cours à plusieurs milliers de dollars et les donations à des associations amies de la Scientologie.

Conseillère. Tout s’accélère en 2004. A cette époque, Gloria hérite d’une propriété familiale en Espagne, qu’elle décide de revendre pour investir toujours plus dans la Scientologie. Sur les recommandations d’une conseillère financière scientologue, elle achète un petit appartement sans charme à Colombes (Hauts-de-Seine), où elle s’installe. But de l’investissement : parier sur une éventuelle plus-value du bien en cas de revente future, pour financer «le Pont», le nom donné au parcours de tout adepte voulant s’élever dans l’organisation. Problème : elle ne dispose plus des fonds nécessaires pour acheter à Colombes. La quasi-totalité de l’héritage a déjà été dépensée en livres, revues et cours que la secte la pousse à acheter. Plus de 100 000 euros, rien qu’en 2005. Gloria contracte alors un emprunt de plus de 150 000 euros très contraignant, aiguillée par sa zélée conseillère scientologue. En quelques mois, elle se retrouve lourdement endettée sur près de vingt ans, propriétaire d’un logement qu’elle n’aime pas et incapable de financer davantage son ascension dans la Scientologie.

Impossible à localiser par les enquêteurs pendant l’instruction, la conseillère, soupçonnée d’abus de faiblesse et d’escroquerie, n’est pourtant pas introuvable. Selon des publications de la secte, elle était responsable de la mission scientologue de Marseille et chargée du développement de l’organisation dans le sud de la France jusqu’en 2012. Pendant l’enquête, donc. En janvier 2014, sa signature apparaît également sur un acte notarié dressé à Antibes (Alpes-Maritimes), et que Libération s’est procuré. Sur sa page Facebook, elle n’a laissé qu’une adresse : «Oranjestad», capitale d’Aruba, une petite monarchie des Caraïbes située au large du Venezuela. C’est surtout l’un des ports d’attache du Freewinds, le bateau détenu par la Scientologie depuis 1985 et sur lequel seuls les adeptes très haut placés sont admis. Malgré l’évidence, aucun des scientologues entendus par les enquêteurs ne dit connaître cette femme. «L’instruction semble avoir été menée en occultant que la Scientologie forme ses adeptes à faire face aux questions des policiers, déplore une source proche du dossier. Ils se protègent les uns les autres pour préserver l’Eglise.»

A ce titre, le rapport de la perquisition des locaux parisiens de la Scientologie, du 18 juin 2009, est surréaliste. Après avoir été obligés de patienter, puis baladés dans les locaux, les officiers de la PJ sont conduits dans la salle des «archives». Sur l’écran de l’ordinateur où sont stockés les dossiers des adeptes, les policiers trouvent un logiciel d’effacement des données en pleine action. Il est déjà trop tard et le dossier de Gloria Lopez a disparu. Pour se couvrir, la Scientologie aurait aussi envoyé un homme au domicile de Gloria le lendemain de son suicide, vraisemblablement pour faire le ménage. «Ma mère notait tout, elle avait des caisses entières remplies de documents. Or, sur place, on n’a même pas retrouvé ne serait-ce qu’une lettre d’adieu», explique Gwenn. Le «visiteur», un«officier de l’éthique en Scientologie» inconnu de Gloria, et dont la présence sur les lieux a été confirmée par témoins, n’a jamais été convoqué. Le même jour, Alain Tizioli, responsable des relations publiques de la Scientologie à Paris, proposait une importante somme d’argent aux enfants de la victime en échange de l’abandon d’éventuelles poursuites judiciaires. Refus de la famille. L’ex-mari de Gloria a lui aussi été«approché». Professeur d’histoire-géographie, il a été informé par ses élèves de la présence d’un homme qui recherchait des informations infamantes à son sujet. L’individu, comédien et scientologue notoire, aperçu notamment dans la série Plus Belle la Vie (France 3), ne sera jamais inquiété par les enquêteurs. Un oubli de plus, que la famille de Gloria Lopez ne «s’explique pas».

Point de non-retour. Psychologiquement fragilisée par une décennie passée sous influence de la secte, Gloria atteint le point de non-retour en juillet 2006, soit six mois avant sa mort. Lors d’un séjour à Copenhague censé lui permettre d’intégrer la Sea Org, l’organisation paramilitaire qui chapeaute la Scientologie en Europe, elle signe un contrat qui la lie à elle pour le prochain «milliard d’années». Mais elle apprend là-bas que, finalement, elle ne pourra plus évoluer dans l’organisation. La raison : ses dettes. Elle est piégée. A son retour, ses proches la trouvent amaigrie, déprimée. Un état de détresse que la secte n’ignore pas. L’organisation a même la solution : le PAB6, un programme de «désintox» réservé à ses membres souffrant de dépression. Le traitement miracle se résume en fait à effectuer des marches quotidiennes en lançant des pierres, une cure à l’eau plate et quelques vitamines.

Pendant les quelques mois précédant son suicide, Gloria évoque dans ses écrits ses premiers doutes sur son engagement dans la Scientologie : «Je sens que mon cycle est raté.» Elle est de plus en plus isolée, ses proches lui manquent. Mathilde, sa fille aujourd’hui âgée de 29 ans, n’a aucun doute sur la responsabilité de la secte. Elle assure que sans cet embrigadement, jamais sa mère n’aurait songé à mettre fin à ses jours : «Elle était antisuicide. Elle disait que, dans la vie, malgré toutes les choses négatives qui peuvent arriver, il faut se battre et ne jamais renoncer.»Le 21 décembre 2006, il est 7 heures du matin quand Gloria Lopez se jette sous un train en gare de Colombes, les bras en croix et le sourire aux lèvres. Dans ses poches, les enquêteurs retrouveront la profession de foi du fondateur de la Scientologie, Ron Hubbard.

http://www.liberation.fr/societe/2015/04/15/une-scientologue-morte-l-affaire-bientot-enterree_1242070
par
ELISE GODEAU ET LUCAS BUREL
15 AVRIL 2015