Les souvenirs ont ressurgi, en 2011, lors d’une nuit d’insomnie. Les hauts murs du collège Saint-Nicolas d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), le grand dortoir de l’internat, la « guitoune » du surveillant devant laquelle il devait passer pour aller se coucher, tout est brusquement revenu à la mémoire d’Olivier Demacon. Le prénom du « pion » qui l’obligeait à rester « une éternité » debout les mains sur la tête, et lui glissait : « Tu passeras quand tu seras prêt. » Le lit du surveillant, l’odeur de sueur, les gestes dans le silence de la nuit. Le silence étouffant, la peur. Tout est revenu sans crier gare.

Près de quarante-trois ans après les faits, Olivier Demacon, père et désormais grand-père, n’a pas le souvenir exact du nombre de fois où il est « passé » par la guitoune du surveillant mais il a la certitude d’avoir été abusé. Lors de cette nuit d’insomnie, il est tombé sur la photo de sa classe de 5e sur Internet, il a laissé un message. « Moi aussi, j’ai été au collège Saint-Nicolas, ça s’est mal passé, on peut peut-être en parler. » Le lendemain matin, Alain, qui avait posté deux ans plus tôt sur le site Copains d’avant cette photo comme une bouteille à la mer, l’appelait. Lui aussi assure avoir subi les sévices du surveillant.

Olivier Demacon s’apprête à déposer plainte. Cependant, les faits de violences sexuelles qu’il dénonce sont prescrits depuis bien longtemps. En France, la prescription est de trois ans pour les agressions sexuelles, dix ans pour les viols. La loi accorde une dérogation pour les violences commises sur mineurs, mais dans tous les cas, Olivier Demacon est hors délai.

PRENDRE EN COMPTE CES PHÉNOMÈNES D’OCCULTATION

Zahia Hameurlaine, une ancienne ouvrière de l’usine Paris-Rhône à Lyon, qui a découvert avoir été violée après trente-sept ans d’amnésie, avait éprouvé, en mars 2012, le même besoin de déposer plainte contre son agresseur mais elle s’était elle aussi heurtée à la prescription. Cécile B., dont les images de l’été de ses 5 ans sont réapparues après une séance d’hypnose, a demandé à la justice de lui accorder la même dérogation que celle accordée aux victimes d’infraction financières. Pour ces dernières, le délai de prescription ne court qu’après la révélation des faits. Mais en décembre 2013, la Cour de cassation s’y est opposée.

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C’est notamment pour prendre en compte ces phénomènes d’occultation des souvenirs liés au traumatisme subi par les victimes que les sénatrices centristes Muguette Dini et Chantal Jouanno proposent de modifier le délai de prescription des agressions sexuelles commises sur des mineurs. Dans le texte, tel qu’elles le présentent mercredi 28 mai en séance, elles demandent que le délai de prescription ne coure qu’à partir du moment où la victime est en mesure de dénoncer les faits, c’est-à-dire en mesure de déposer plainte. Actuellement, les personnes qui ont subi des sévices pendant l’enfance ont dix ou vingt ans après leur majorité pour le faire – tout dépend de la nature des faits.

En l’état, le texte présente plusieurs difficultés juridiques. La principale est qu’en accordant à la victime le droit de déposer plainte lorsqu’elle sera en mesure de le faire, les sénatrices UDI rendent le crime sexuel sur mineur quasi imprescriptible. Or, sur ce point, le législateur en France est clair : seul le crime contre l’humanité doit être imprescriptible.

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En revanche, la solution apportée par deux amendements du groupe socialiste pourrait faire consensus à droite comme à gauche et satisfaire en partie les associations de victimes. Elles y verraient déjà un pas supplémentaire dans le combat qu’elles mènent depuis plusieurs années. Sensible aux « phénomènes d’amnésie traumatique », le sénateur (PS, Hauts-de-Seine) Philippe Kaltenbach propose ainsi de rallonger de dix ans le délai de prescription dans le cadre de violences sexuelles commises sur mineurs. Pour les faits aujourd’hui prescrits au bout de dix ans, le délai passerait à vingt ans. Pour ceux prescrits après vingt ans, il passerait à trente ans. Une personne violée dans l’enfance aurait donc jusqu’à ses 48 ans pour déposer plainte contre son agresseur.

« UN DISPOSITIF QUI SEMBLE ALLER DANS LE BON SENS »

Ces deux amendements ont été adoptés à l’unanimité par le groupe socialiste. La commission des lois n’y est pas hostile même si elle restera très attentive, au cours des débats, au maintien d’un édifice cohérent des peines et des prescriptions.

Cette modification des articles 7 et 8 du code de procédure pénale, si elle était adoptée par les sénateurs, ne manquerait pas de rouvrir un débat juridique de fond. Denis Salas, magistrat et essayiste, met en effet en garde contre « un dispositif qui semble aller dans le bon sens mais qui pourrait au final se retourner contre les victimes ». Secrétaire général de l’Association française pour l’histoire de la justice, il craint « que la satisfaction immédiate pour les victimes d’avoir la possibilité de déposer plainte dans un temps long ne se transforme au final en une désillusion, faute de preuves, d’éléments matériels ou de témoignages ».

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source : LE MONDE.fr société