Elle est invisible, ne laisse aucun bleu ni aucune marque au cou, mais elle détruit des vies. La violence psychologique est la forme de violence conjugale la plus répandue. Pourtant, on en parle peu. Difficilement saisissable, elle fissure pernicieusement l’estime de soi, emportée dans un vortex de mépris, d’insultes et d’humiliations répétées qui se déploient dans un climat de peur et de représailles. Ses victimes — sans blessures apparentes — doivent se démener pour être prises au sérieux par la société et le système de justice. Pourtant, elles portent en elles les « milliers de marques » de cette violence destructrice.

La violence psychologique, ce n’est pas une chicane entre conjoints. « Ça peut toujours arriver, un écart verbal, dans un couple, souligne Louise Riendeau, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale. Mais quand on parle de violence psychologique, ce genre d’écart arrive régulièrement : on dénigre les capacités intellectuelles, l’allure physique, la façon de faire l’amour, d’éduquer les enfants, de cuisiner. »

Il est question de paroles et de gestes fréquents qui mènent les victimes, dont la confiance en elles périclite, à douter d’elles-mêmes au point que cela affecte leur équilibre psychique.

La violence psychologique accompagne ou précède toutes les autres formes de violence conjugale : physique, sexuelle, économique ou verbale. « Je la vois comme un parapluie. Elle est toujours présente », dit Geneviève Landry, présidente d’À coeur d’homme, une association qui regroupe 31 organismes venant en aide aux hommes aux prises avec des comportements violents dans un contexte conjugal et familial.

Un continuum de violence

La violence conjugale s’établit sur un continuum et est le fruit d’événements qui ne peuvent être pris isolément les uns des autres. « Un geste de violence physique ou sexuelle, ça n’arrive pas juste comme ça, explique Mme Landry. Il y a un avant, un contexte qui est lié à la violence psychologique. »

En fait, la violence psychologique est si répandue qu’elle est la première raison invoquée par les femmes qui trouvent refuge dans une maison d’hébergement. En 2020-2021, 41 % des femmes hébergées ont affirmé que la violence psychologique était la principale raison de leur demande d’hébergement, 32 % ont dit que c’était la violence physique et 12 %, la violence verbale.

Dans le cadre de sa pratique, l’ex-juge de la Cour du Québec Suzanne Coupal a présidé de nombreux procès pour meurtre, voies de fait et agression sexuelle. « Je n’ai pas le souvenir d’un crime commis dans un contexte de violence conjugale où il n’y avait pas de violence psychologique, où il n’y avait pas d’abord eu un comportement de contrôle. »

Les acteurs du milieu s’entendent pour affirmer que la violence psychologique est pratiquée davantage par des hommes que par des femmes, comme pour les autres types de violence conjugale. Cette violence invisible s’imbrique dans une ambiance de peur, de représailles et de tensions, créant un étau qui se referme progressivement sur la victime. « Le but, c’est de contrôler, d’avoir la personne à sa merci, mentionne Manon Monastesse, de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes. Tu vas mettre trop de sel dans le repas, tu vas arriver en retard, et tu sais que tu vas subir des représailles sous forme de violence psychologique ou autre. »

Une violence qui est toutefois difficile à faire cesser puisque, souvent, les auteurs comme les victimes ne se rendent pas compte qu’ils sont pris dans un engrenage de violence psychologique. Et pour un parent qui la subit, il peut être fort difficile de la faire cesser même après une séparation, puisque les communications au sujet des enfants sont autant d’occasions de poursuivre le dénigrement et le contrôle.

Un objectif de contrôle

Pour mieux décrire le phénomène et le rendre plus saisissable, les regroupements pour femmes victimes, tout comme des chercheurs, ont mis en avant le concept de contrôle coercitif. « Ça permet de mieux comprendre quand on parle de violence psychologique, fait valoir Mme Monastesse. Tout est contrôlé. Les vies et les pensées des victimes sont réglementées par leurs conjoints selon leurs besoins à eux. »

Pour Geneviève Landry, qui est également directrice générale de l’organisme Entraide pour hommes, cette notion de contrôle est effectivement omniprésente, mais avec une nuance, selon elle. Le contrôle ne s’exerce pas toujours sur une personne, mais peut aussi viser une situation, afin de lutter contre un sentiment d’impuissance.

Puisqu’elle est répandue, mais aussi parce qu’elle peut être la porte d’entrée vers d’autres types de violence, la violence psychologique doit être davantage reconnue par les décideurs et la société en général, affirment les intervenants. « Les conjoints utilisent la violence qui fonctionne, explique Louise Riendeau. Si la violence psychologique est efficace, l’auteur n’aura souvent pas besoin d’user d’un autre type de violence. Mais si à un moment il sent que la personne échappe à son emprise, c’est là qu’il pourrait user de violence physique ou sexuelle. »

Se mettre à l’abri

Outre la plainte à la police qui peut mener à des accusations criminelles, la violence conjugale psychologique est parfois invoquée pour obtenir une ordonnance de protection, ou encore dans le cadre d’un litige en droit familial, par exemple, pour avoir la garde d’un enfant.

Mais prouver la violence conjugale psychologique comporte des défis supplémentaires par rapport à celle qui est physique, rapporte Me Maryse Lapointe, spécialisée en litige civil, notamment dans des causes de violence conjugale.

Sans blessures physiques visibles, elle est plus difficile à prouver, même si « elle laisse des milliers de marques [intérieures] », fait valoir MJustine Fortin, de la clinique juridique Juripop.

Dans une cause civile ou familiale, il va falloir une preuve d’expert pour la démontrer, explique Me Lapointe, ce qui coûte cher.

On peut aussi se trouver dans une situation où « c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre », ajoute Me Fortin. Fréquemment, l’agresseur va nier la violence ou avancer que l’ex-partenaire avait déjà vécu des traumatismes qui l’ont fragilisé bien avant leur rencontre. « C’est une preuve plus difficile à établir », conviennent les deux avocates.

Pour faire cesser le harcèlement et l’intimidation après une séparation, les victimes de violence conjugale psychologique peuvent demander à un juge une ordonnance de protection civile. Il y a aussi la possibilité de requérir que l’ex-conjoint soit soumis à un « engagement de ne pas troubler l’ordre public », par lequel un magistrat peut imposer des conditions, comme de ne pas s’approcher de son ex-conjointe — ce qu’on appelle dans le jargon judiciaire un « 810 », en référence à cet article du Code criminel. Pas besoin qu’il y ait eu un crime, il s’agit de démontrer la crainte qu’une infraction soit commise.

Le fardeau de ces démarches judiciaires demeure cependant lourd sur les épaules des victimes : si l’ordonnance de protection civile n’est pas respectée, il faut retourner en cour pour faire reconnaître un outrage au tribunal — des jours de procès aux frais de la victime, dit Me Fortin. Par contre, si une ordonnance « 810 » est prononcée, un seul appel aux policiers suffit pour la mettre en oeuvre. Les étapes pour l’obtenir sont toutefois plus nombreuses.

Davantage reconnue

Les juges sont toutefois plus enclins qu’auparavant à reconnaître la violence conjugale psychologique, note Me Lapointe, car c’est un problème de société de plus en plus discuté.

Quant à l’octroi d’une somme d’argent pour dédommager la victimede violence conjugale psychologique, Me Lapointe commence à voir des jugements qui vont dans ce sens, « bien que cela soit peu fréquent et que les sommes ne soient pas très élevées ».

Sur le plan politique, certaines avancées ont récemment été réalisées. Le 1er mars 2021, la nouvelle Loi sur le divorce est entrée en vigueur. Dans sa définition de la violence familiale, le gouvernement fédéral inclut le « comportement coercitif et dominant » et « les mauvais traitements psychologiques » pour guider les juges.

Du côté du Québec, le projet de loi 2 sur la réforme du droit de la famille adopté la semaine dernière prend en compte la violence familiale, mais sans la définir. Une occasion manquée, selon les regroupements de femmes victimes, puisque cette définition aurait permis de s’assurer que les tribunaux ne traitent plus ce genre de situations comme des « conflits sévères de séparation ».

Si vous êtes victime de violence conjugale, vous pouvez appeler la ligne d’urgence de SOS violence conjugale au 1 800 363-9010.

Si vous êtes victime de violence sexuelle, vous pouvez contacter un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) près de chez vous. Cliquez ici pour en voir la liste ou appelez la ligne Info-aide violence sexuelle au 1 888 933-9007.

https://www.ledevoir.com/societe/724449/violence-psychologique-la-violence-invisible

par

Stéphanie Marin et Magdaline Boutros

18 juin 2022