Le groupe djihadiste Boko Haram a relâché 344 lycéens enlevés il y a une semaine. Plusieurs dizaines d’adolescents pourraient encore être retenus. Un rapt massif loin de son bastion, qui montre l’influence grandissante des terroristes, décrypte le chercheur Vincent Foucher.

Nigeria : “Cibler les écoliers, c’est un élément fondateur de la doctrine de Boko Haram”

L’Express : Six ans après l’enlèvement ultra-médiatisé des 276 lycéennes de Chibok, au Nigeria, Boko Haram revendique un nouveau rapt massif au nord-ouest du pays, dans un territoire où ces djihadistes n’opèrent habituellement pas. Pourquoi ont-ils choisi cette zone, éloignée de leur base ?

Ils avaient été enlevés en pleine nuit dans leur internat le 11 décembre dernier, dans l’Etat de Katsina, au nord-ouest du Nigeria. 344 lycéens ont été libérés ce jeudi 17 décembre par leurs ravisseurs. Une faction de du groupe djihadiste Boko Haram, Jamaat Ahl al-Sunna (JAS), dirigée par Abubakar Shekau, avait revendiqué l’enlèvement de centaines de lycéens. Plusieurs dizaines d’adolescents pourraient encore être retenus. Ce nouveau rapt massif rappelle celui des jeunes écolières de Chibok en 2014. Mais cette fois, Boko Haram, qui multiplie des attaques, frappe loin de son bastion. Une démonstration de force pour Abubakar Shekau, concurrencé par l’État islamique en Afrique de l’Ouest, analyse le chercheur au CNRS Vincent Foucher.

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Au moins 333 lycéens sont portés disparus après le rapt revendiqué par Boko Haram à Kankara le 11 décembre.

 

Vincent Foucher : Plus de 600 kilomètres séparent Katsina, la zone de ce dernier enlèvement, et Maiduguri, la capitale de l’État de Borno où les deux factions de Boko Haram sont centrées. Abubakar Shekau montre depuis plusieurs mois des signes d’intérêt pour une extension de son action au-delà du Borno. Cet été, des vidéos ont circulé, censées montrer des militants djihadistes pro-Shekau situés dans plusieurs autres États du nord du pays. Shekau cherche à frapper un grand coup. Katsina est en effet la zone d’origine du président Muhammadu Buhari. Et le chef djihadiste n’avait pas mené d’enlèvements de masse d’écoliers depuis longtemps.

Il faut dire aussi que la tâche était rendue plus difficile dans le Borno, où les internats sont fermés et où les écoles qui restent sont toutes situées dans les villes retranchées tenues par l’armée.

Shekau semble vouloir profiter des tensions internes persistantes au sein de l’autre faction de Boko Haram, ISWAP (l’État islamique en Afrique de l’Ouest). Veut-il faire rebasculer vers lui une partie des dissidents qui ont rejoint ISWAP en 2016 ? Espère-t-il encore faire changer d’avis l’État islamique, qui s’est rangé derrière l’autre faction ? Ou vise-t-il plutôt l’opinion publique nigériane ? Il est encore trop tôt pour le dire.

Cette attaque marque-t-elle un tournant dans la trajectoire du groupe ?

Le groupe de Shekau était plutôt sur le recul, en raison des contre-offensives de 2015 et 2016, puis de la scission de 2016. C’était plutôt l’ISWAP qui connaissait une ascension importante, grâce aux coups spectaculaires portés aux forces armées des pays du lac Tchad (Cameroun, Niger, Nigéria, Tchad). Bref, Shekau veut montrer qu’il n’est pas encore fini.

En quoi la stratégie de ces deux factions diffère ?

En 2016, un an après qu’Abubakar Shekau a prêté allégeance à l’État islamique, des combattants jugeant ses méthodes trop radicales – massacres de civils, mise en esclavage de jeunes femmes musulmanes, utilisation d’enfants pour porter les bombes ou encore attentats contre des mosquées et des marchés – ont fait dissidence et ont réussi à convaincre l’État islamique de les suivre. L’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP) naît alors, tandis qu’Abubakar Shekau reste sous le drapeau de Jamaat Ahl al-Sunna (JAS).

L’ISWAP s’attaque surtout à l’armée et veut maintenir un lien avec les populations civiles, dont il a besoin pour commercer et lever l’impôt. Avec le lac Tchad, l’ISWAP contrôle des zones de pêche, de pâtures, des cuvettes agricoles très productives, dont les civils ont besoin pour vivre. Le groupe donne donc l’accès à ces zones contre un impôt. Dans cette zone, il fait office de quasi-État.

La façon de recruter est aussi différente dans ces deux branches : d’un côté, JAS fonctionne par le recrutement forcé, avec des enlèvements de garçons et de jeunes hommes. De l’autre, l’ISWAP s’est employé à créer une armée de volontaires adultes et bien formés.

Pourquoi les lycéens sont-ils des cibles privilégiées pour Boko Haram ?

Depuis l’enlèvement des lycéennes de Chibok, en 2014, la faction de Shekau cible régulièrement les écoliers, c’est un élément fondateur de sa doctrine. Le fondateur de Boko Haram, Mohamed Yusuf, condamnait en effet de nombreux aspects de l’école publique au Nigeria – la mixité ou l’enseignement de théories censées contredire le Coran, comme la théorie de l’évolution. Plus largement, Yusuf considérait que cette école était impie parce que les gens qui y passaient faisaient ainsi allégeance à l’État plutôt qu’à Dieu.

Les agriculteurs sont aussi régulièrement attaqués, comme le 28 novembre, où 76 paysans ont été tués dans leur rizière près de Maiduguri…

Je ne suis pas sûr qu’il y ait une stratégie délibérée contre les agriculteurs. Il se trouve que ce sont souvent des paysans que les terroristes ont en face d’eux. En l’occurrence, pour le massacre des travailleurs agricoles de Koshobe, la vidéo de revendication soutient que certains membres de la communauté agricole auraient dénoncé aux autorités des combattants de Boko Haram. On serait donc plutôt dans une logique de vengeance et de dissuasion plutôt que dans une destruction de l’agriculture. Les djihadistes ont besoin des agriculteurs, ne serait-ce que pour les taxer ou les piller de temps à autre.

Comment les populations vivent au quotidien dans cette terreur ?

Aujourd’hui, il y a deux millions de déplacés, surtout dans le Borno, et des réfugiés dans les pays voisins. Ils sont nombreux dans de grands camps autour de Maiduguri et dans les villes secondaires reprises par l’armée. Ces villes sont ceinturées de tranchées de 2 mètres de large, qui font parfois plusieurs kilomètres de long – elles sont visibles par satellite -, creusées à la pelleteuse pour prévenir les raids à motos ou en véhicules tout-terrain des djihadistes. Les déplacés dépendent très largement de l’aide humanitaire, même s’ils essaient d’avoir de petites cultures, de collecter du bois de chauffe ou de faire du petit commerce. La situation alimentaire est très mauvaise. Une partie de la zone est déjà en phase 4 d’urgence, le dernier stade avant la famine.

Tandis que les massacres de civils continuent dans l’État du Borno, son gouverneur a fait reconduire, début décembre, 3000 personnes installées dans un camp de déplacés, vers leur localité d’origine. Pourquoi ?

Le nouveau gouverneur, Babagana Umara Zulum, estime que maintenir ces gens dans des camps n’est pas viable sur le long terme, qu’on ne peut pas les laisser sous perfusion humanitaire. Mais le retour des habitants dans leurs localités d’origine les expose énormément aux massacres.

Attaque après attaque, la colère des populations monte contre le gouvernement. Les autorités peuvent-elles reprendre le contrôle ?

Le Nigeria est un pays immense de 195 millions d’habitants, qui a énormément de problèmes de diverses natures. Des bandes armées dans le Nord-Ouest, des rapts un peu partout sur le territoire, des tensions entre éleveurs et pasteurs dans le centre du pays, un renouveau séparatiste dans le Sud-Est, etc. Par ailleurs, il y a de sérieux problèmes de gouvernance dans le pays, un État rentier (pétrole), avec un passé compliqué – une guerre civile, la dictature militaire. Il y a beaucoup d’incendies et des pompiers peu nombreux et pas très efficaces. Dans ce contexte, la réponse à ces guérillas djihadistes est très difficile à trouver. L’État donne l’impression d’adopter une posture défensive : il a repris et défend les villes du Borno, ce qui lui permet d’affirmer que Boko Haram s’épuise. En réalité, l’armée mise tout sur l’aviation et est peu présente au sol. Il faut dire que cette dernière est très dysfonctionnelle et la gestion du budget militaire opaque, ce qui suscite une grande frustration dans les rangs, des mutineries, et des désertions. Sous le président précédent, des centaines de millions de dollars ont été dépensées supposément pour des achats d’armes… qui ne sont jamais arrivées.

https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/rapt-de-centaines-de-lyceens-au-nigeria-boko-haram-cherche-a-frapper-un-grand-coup_2140800.html?utm_source=ocari&utm_medium=email&utm_campaign=20201219080101_51_nl_nl_lexpress_quotidienne_5fdda4f64c964d7b608b4567&xtor=EPR-181-[20201219080101_51_nl_nl_lexpress_quotidienne_5fdda4f64c964d7b608b4567_002O63]-20201219-[_005JLH0]-[RB2D106H002DL6RJ]-20201219070200#EMID=3c49314d49463a57f7ac771642e31ed897f3c779a4a39794d19a80b07bf80358