Le Groupe CJMS Média accueille depuis cette semaine la complotiste québécoise Amélie Paul sur les ondes d’une de ses radios Web. L’émission Les matins d’Amélie de CJMS Rock reprend en fait le Facebook Live éponyme de Mme Paul.

Le premier relais webradio, liant la 35e mouture des Matins d’Amélie, a été proposé mercredi dernier. La production de deux heures s’articulait autour de l’invité du jour, Jarred Neil, présenté comme « exorciste, médium, clairvoyant, chaman et spécialiste des maisons hantées ».

Il a longuement été question de la controverse de l’heure : la gifle assénée par l’acteur Will Smith à l’humoriste Chris Rock après une blague sur le crâne rasé de la femme de l’acteur lors de la récente cérémonie des Oscar. M. Neil a affirmé qu’il s’agissait d’un scandale planifié, puisque la compagnie pharmaceutique Pfizer, commanditaire de l’événement, serait sur le point de lancer un médicament contre l’alopécie, maladie dont souffre la femme de Will Smith. Des liens supposés entre M. Smith et le pédophile Jeffrey Epstein ont aussi été évoqués. La routine habituelle, quoi.

On s’aperçoit tous les jours des effets radicaux d’Internet sur la politique de radiodiffusion.
— Pierre Trudel

Le résultat de forces occultes
Mme Paul relaie constamment sur les réseaux sociaux le b.a.-ba des théories conspirationnistes, affirmant notamment que les événements de l’actualité sociopolitique sont le résultat de forces occultes, planifiées et dissimulées, au profit d’un petit groupe de manipulateurs surpuissants. Elle fait aussi beaucoup de place aux enseignements ésotériques.

Amélie Paul a maintes fois donné la parole à des critiques complotistes des vaccins contre la COVID-19. Elle a aussi été au centre d’un reportage de Radio-Canada sur le chanteur Bernard Lachance, décédé en mai 2021 après avoir rejeté la médecine rationnelle.
« C’est une excellente animatrice », dit au Devoir Jocelyn Benoit, propriétaire et président du Groupe CJMS Média, pour expliquer l’embauche de Mme Paul. « Elle a un bac en communications. Les gens ne sont pas obligés d’écouter une station de radio qui emploie une animatrice qu’ils n’aiment pas. »
Avant son rachat et son transfert en ligne par M. Benoît, la radio CJMS, basée à Saint-Constant, occupait le 1040 de la bande AM. Elle avait repris en 1999 l’indicatif autrefois utilisé par la radio parlée montréalaise CJMS 1280, de 1954 à 1994.

« Je ne dois rien au CRTC »
Le propriétaire de la radio, lui-même animateur, rappelle l’absence de contrôle gouvernemental sur le contenu diffusé sur le Web. « Je ne dois rien au CRTC. La plateforme de CJMS m’appartient et je n’ai aucun compte à rendre à personne », dit-il sur un ton courtois et sans agressivité.

Le professeur de l’Université de Montréal Pierre Trudel le confirme : dès 1999, Ie Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a adopté une ordonnance d’exception pour les médias numériques, affirmant qu’ils n’auraient aucune incidence sur les objectifs de la loi qui régit l’organisme. L’ordonnance a été renouvelée en 2006, puis en 2009.

« Évidemment, aujourd’hui, ça fait un peu rire », dit le spécialiste du droit des communications et chroniqueur au Devoir, qui ne commente pas le cas précis de CJMS. « On s’aperçoit tous les jours des effets radicaux d’Internet sur la politique de radiodiffusion. »

De plus, le CRTC a pratiquement cessé de sanctionner les radios traditionnelles, comme à l’époque de la crise des licences de Radio X, au début des années 2000, note-t-il.

Le projet de loi C-11 sur la modernisation de la Loi sur la radiodiffusion, qui est devant le Parlement d’Ottawa, pourrait-il corriger la situation en donnant au CRTC les coudées franches pour aussi encadrer les activités sur le Web ? « Le CRTC s’est mis dans le coma réglementaire au bout du compte depuis 20 ans, répond le professeur Trudel. Il a été laxiste, et ce serait difficile, maintenant, de se mettre à imposer aux radios traditionnelles des règles plus strictes alors qu’il refuse d’imposer la moindre règle aux radios qui sont sur Internet. »

Une démission
La tangente prise par certaines émissions de CJMS a entraîné la démission de l’animateur Laurent Lépine avant même l’arrivée de la controversée Mme Paul comme animatrice.

L’homme, qui pilotait une émission en anglais sur CJMS Rock, explique avoir commencé à se poser des questions quand Jocelyn Benoit a reçu Amélie Paul comme invitée, l’automne

Il a ensuite coupé les ponts il y a quelques semaines, quand son patron a accueilli une autre complotiste québécoise bien connue : la comédienne et chanteuse Lucie Laurier.

« Je lui ai répondu sur le chat : “Coudonc, après ça, ce sera qui, Alexis Cossette-Trudel ?”» raconte M. Lépine en entrevue, faisant référence au complotiste le plus connu du Québec. « Je lui ai dit que je ne voulais absolument pas être associé, ni de près ni de loin, à ces imbéciles heureux. J’ai dit que s’il recevait Lucie Laurier, moi, je partais. Il m’a répondu : “Message reçu.” » CJMS emploie une trentaine d’animateurs.

Amélie Paul mène aussi une carrière de chanteuse. La demande d’entrevue avec elle a été dirigée vers son gérant Sly Chapel (Sylvain Lachapelle), également directeur de la station CJMS Pop, qui a décliné l’offre.

source :

Le Devoir

Stéphane Baillargeon

2 avril 2022

https://www.ledevoir.com/culture/medias/694635/medias-une-complotiste-a-la-radio