Déplorant une indifférence à l’égard des dérives sectaires liées aux pratiques de santé, un petit groupe d’internautes tente d’attirer l’attention des médias sur des cas emblématiques. C’est suite à l’un de leurs signalements que Doctolib a suspendu une poignée de comptes problématiques.

Doctolib s’est récemment décidé à suspendre 17 comptes de naturopathes – pour certains présents de longue date sur la plateforme – qui se revendiquaient des enseignements d’Irène Grosjean, une praticienne dont la «thérapeutique» incluait des attouchements sexuels sur mineurs. Si l’entreprise affirme expurger très régulièrement sa base des profils les plus douteux, cet exemple particulier démontre que son détecteur de dérives est loin d’être aussi sensible que ses utilisateurs seraient en droit de l’espérer. Surtout, face à la polémique, la société a annoncé de nouvelles mesures. Dans ce cas précis, son attention s’est portée sur ces profils suite à une série de messages postés sur Twitter par un compte à 38 500 abonnés baptisé «l’Extracteur».

Se présentant comme «un collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé et d’alimentation» et alertant «sur les dérives sectaires», il rassemble aujourd’hui un noyau dur de cinq personnes, et une dizaine de contributeurs plus sporadiques. Les profils rencontrés dans ce noyau dur sont très hétérogènes, allant de Clément, un enseignant agrégé en biologie, Antoine (1), informaticien, ou Fiona (1) une docteure en biologie spécialisée en écologie.

Clin d’œil aux «extracteurs de jus»

L’initiative est née quelques mois avant le Covid, suite à une annonce de Thierry Casasnovas, vidéaste influent (sous l’œil de la Miviludes depuis 2014) qui promeut notamment l’idée que l’alimentation crue permet de guérir «toutes les maladies», y compris le cancer. Fin septembre 2019, Casasnovas annonce son intention de créer une école maternelle et primaire où ses préceptes pourront être enseignés, et «où l’on n’ira pas emmerder les enfants avec la vaccination».

«Cela faisait longtemps que je voyais tourner des vidéos de Casasnovas», nous explique Fiona. «Là, avec ce projet d’école primaire, je me suis dit qu’il était plus que temps de tirer la sonnette d’alarme. J’ai écrit une lettre à mon député… Mais je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose de plus, pour faire réagir.» Sur les réseaux sociaux, d’autres comptes expriment également leur indignation. Plusieurs d’entre eux se contactent par messages privés. Tous ont en tête d’innombrables propos de Casasnovas. «L’une des premières choses que l’on a faite, ça a été de produire des compilations vidéos de ses déclarations, pour essayer d’en montrer le ridicule, et les railler ouvertement», explique Clément, porte-parole du collectif. «Mais nous avons rapidement pris conscience que de telles vidéos n’étaient partagées que par des gens déjà préoccupés par ces questions de dérives thérapeutiques, que ça ne touchait que des gens déjà convaincus, et pas du tout les victimes potentielles.»

Selon les membres du collectif, la première vidéo qui a réellement attiré l’attention, mise en ligne mi-avril 2020, «changeait complètement d’approche» : «Dans cette vidéo, nous avons détaillé de manière très posée comment il avait construit le mensonge de sa propre guérison miraculeuse grâce à son régime. On a touché là un point central de son discours, puisqu’il se sert de cette histoire comme d’un argument de vente, comme une prétendue démonstration du fait que sa méthode fonctionne.» Cette vidéo attire l’attention de plusieurs journalistes, qui contactent le collectif pour en savoir plus sur ce sujet. Avec la crise du Covid, l’audience déjà importante de Casasnovas va croissant, avec près de 500 000 abonnés sur YouTube, et sa participation à des émissions YouTube rassemblant des figures montantes des complotismes les plus délirants, comme Silvano Trotta, Jean-Jacques Crèvecoeur ou Christian Tal Schaller. Courant 2021, le travail méticuleux du collectif est cité dans plusieurs enquêtes journalistiques sur le juteux business de Casasnovas.

Le choix du nom «d’Extracteur» renvoie «à la fois à la façon dont nous menons nos enquêtes, en extrayant les propos très problématiques ou les mensonges disséminés dans des vidéos, dans des messages sur des forums, des échanges de mails», «mais aussi à l’ambition que cela contribue certaines personnes à s’extraire de l’emprise que ces gourous peuvent avoir sur eux». C’est aussi, de manière plus humoristique, un clin d’œil aux «extracteurs de jus» commercialisés par l’entrepreneur Casasnovas Thierry, et dont il fait la promotion dans ses vidéos. «Cela nous amuse de nous dire qu’à chaque fois qu’il prononce ce mot dans ses vidéos, il pense chaque fois fugacement à nous…»

Pour autant, si Casasnovas était «incontournable de par son audience», il est loin d’être la seule cible du collectif, qui s’est intéressé aussi bien «aux conseils d’utilisations des huiles essentielles chez la femme enceinte et les nourrissons donnés par la prétendue spécialiste et de l’aromathérapie Nelly Grosjean» (par ailleurs fille d’Irène Grosjean), qu’à diverses figures complotistes se positionnant sur des questions de santé publique, ou à leurs liens avec divers réseaux de désinformation.

L’engagement contre les dérives sectaires

Clément est le seul membre du collectif à avoir, dans le milieu des années 2010, été séduit par les discours de Casasnovas. «A cette époque, j’ai changé mon alimentation pour devenir végétalien, mais je ne trouvais pas de professionnels de santé ouverts ou formés à ces questions. Je me suis tourné vers Internet où, à l’époque, les ressources fiables sur ces sujets n’étaient pas encore structurées. Alors même que je faisais des études de biologie, je n’étais pas capable de repérer que ses discours mêlaient très habilement le vrai et le faux. J’ai réussi à m’en sortir au moment de l’agrégation, quand j’avais suffisamment de connaissances pour prendre conscience des énormités qui étaient dites, sur certaines thérapies ou sur les vaccins. Je m’en suis sorti car si je peux être très crédule, je n’ai pas trop de mal non plus à accepter de m’être trompé.» Antoine, issu de la militance écologiste et depuis longtemps intéressé par les ressources liées au développement de l’esprit critique, explique pour sa part s’être impliqué «parce qu’on parle vraiment ici de quelque chose de concret, qui touche à la santé des gens». De façon notable, il n’y a aucun professionnel de santé «dans le noyau dur du collectif», même si, «bien évidemment», «des médecins sont régulièrement consultés pour telle ou telle question que nous nous posons, lorsque nous enquêtons».

«Ce type d’engagement possède de nombreux traits communs avec ceux que l’on voit avec divers autres collectifs nés ces dernières années autour des questions de science, de santé et de dérives sectaires», nous explique Paul Guille-Escuret, doctorant en sociologie spécialiste de la question des mobilisations en faveur de la vaccination. «Des points communs dans les trajectoires des collectifs en eux-mêmes – qui se constituent sur le web, en rassemblant des individus qui sont attentifs à des mots d’ordre tels que l’esprit critique, le rationalisme, etc., et dont les membres partagent une culture commune et des opportunités d’échanger, parce qu’ils gravitent autour de quelques comptes centraux sur les réseaux sociaux (ce qu’on pourrait appeler une «communauté rationaliste étendue»). Avec aussi des similarités au niveau des trajectoires personnelles ou professionnelles de ces membres : on a des individus qui évoluent souvent dans des milieux qui accordent une importance particulière à la science et au raisonnement et qui ont, pour certains, adhéré eux-mêmes à certaines des idées qu’ils dénoncent aujourd’hui. A l’instar d’un groupe comme les Vaxxeuses sur les questions vaccinales, de tels collectifs utilisent le web, non seulement pour diffuser ses productions, mais aussi en vue de modifier des rapports de force sur le web.» Paul Guille-Escuret relève que, «si des connexions peuvent se faire avec des mouvements qui naissent au sein de professions concernées, comme NoFakeMed (collectif de professionnels de santé mobilisés contre les pratiques médicales insuffisamment éprouvées, ndlr), il n’y a pas vraiment de coalition, en partie parce que les motivations à l’engagement militant diffèrent, mais aussi parce que ces groupes ne disposent pas des mêmes modalités d’actions.»

S’infliger des heures de discours de désinformateurs

Au sein de l’Extracteur, les compétences de chacun sont mises à profit. Si les uns sont très doués pour récupérer et archiver des données, d’autres utiliseront leurs compétences professionnelles pour disséquer les études détournées par les charlatans. D’autres, encore, s’infligent à leurs heures perdues plusieurs heures des discours des désinformateurs sur lesquels ils enquêtent. «Je fais ça en cuisinant, ou en jardinant», nous confie l’un des membres du collectif. «Il faut sûrement être un peu masochiste, mais il faut bien faire de cette veille.»

Ironiquement, l’extrait dans lequel Grosjean préconise les attouchements est arrivé sous les yeux de l’Extracteur «totalement par hasard», note Clément. «L’internaute qui avait interrogé Doctolib sur la possibilité d’y prendre rendez-vous avec des naturopathes s’était, plus tard le même jour, rendu sur YouTube. Et la séquence était dans ses recommandations automatiques (ce qui questionne par ailleurs sur le rôle de ce type de canaux dans la propagation de ces idées). Nous-mêmes, qui avons pourtant écouté des dizaines d’heures de Grosjean, nous étions passés totalement à côté.»

«Des vidéos de ces charlatans, on en a vu des milliers, et des propos ultra-dangereux, qui mettent la vie des gens en danger, nous en avons mis en avant un nombre considérable depuis bientôt trois ans. Concernant Irène Grosjean, il a fallu qu’il soit question d’attouchements sexuels sur mineurs pour que ça fasse réagir. Mais nous avions déjà signalé à maintes reprises, depuis trois ans, ses déclarations gravissimes sur le traitement du cancer, sur l’alimentation des nourrissons ou sur le VIH, sans que cela ne suscite aucune réaction médiatique – alors que l’on parle de mise en danger de la vie d’autrui.» Le fait que «le seuil d’indignation de Doctolib ou de nombreux journalistes» face aux dérives thérapeutiques «soit les attouchements sexuels sur mineurs» pose «clairement question sur la prise de conscience collective à l’égard des autres dangers que font courir d’innombrables praticiens sur la santé des gens».

Et de déplorer que, «pour quelques figures au sujet desquelles on va pouvoir avoir un peu d’influence, il y a des centaines de praticiens qui font des choses ou tiennent des discours peut-être plus dangereux encore aux personnes qui viennent les consulter. Qui a la main là-dessus ? Pourquoi n’y a-t-il pas un site pour signaler ça, avec de vraies suites ?»

En dépit du rôle joué dans la controverse liée à la possibilité de prendre rendez-vous avec «d’authentiques charlatans» via Doctolib, le collectif «n’en tire pas vraiment de fierté, parce qu’on trouve ça plutôt inquiétant. Ça ne nous plaît pas du tout que ce soit à nous, des citoyens bénévoles, de prendre cette responsabilité-là, au regard des enjeux qu’il y a – on parle de 500 000 personnes touchées par les dérives sectaires. On aimerait bien que ça soit fait chez eux (Doctolib) en interne, avec leurs moyens. Ou qu’il y ait des structures indépendantes, là aussi avec de vrais moyens, qui puissent assurer ce travail de veille et d’alerte. Les associations de lutte contre les dérives sectaires avaient une bien plus forte audience dans les années 80 et surtout 90, notamment au moment des suicides à l’Ordre du temple solaire. Malheureusement beaucoup de leurs bénévoles ont maintenant un certain âge et n’ont peut-être pas forcément pris le virage d’Internet – qu’il s’agisse des nouvelles formes de dérives sectaires que cela a engendré, mais aussi de l’outil d’alerte et de médiatisation qu’il constitue. A cela s’ajoute que la Miviludes a été complètement désossée, sans moyens pour faire ce qu’elle devrait faire sur ces sujets… Et ce sont donc des collectifs de citoyens anonymes, que ce soit le nôtre ou d’autres bien plus anciens comme Chanology France (plus focalisé sur des groupes constitués comme l’Eglise de scientologie, ndlr), qui prennent le relais.» Et de conclure : «L’exemple de la réaction de Doctolib à nos signalements illustre le fait que choses peuvent bouger, mais aussi que tous ceux qui devraient s’occuper de ces questions depuis des années ne sont pas là, ou n’ont pas les leviers pour atteindre les résultats qu’ils devraient.»

(1) Ces prénoms sont les pseudonymes utilisés par les membres du collectif.

source : https://www.liberation.fr/checknews/qui-est-derriere-le-collectif-lextracteur-qui-a-oblige-doctolib-a-faire-le-menage-sur-sa-plateforme-20220830_ELE32AI4MBEAPFHKMXBJAKAIF4/

par Florian Gouthière

publié le 30 août 2022 à 9h11