Entretien avec le journaliste d’enquête de La Presse, Tristan Péloquin, qui propose une incursion dans le monde des conspirationnistes québécois après plus de deux ans d’enquête.

Les théories conspirationnistes, après avoir connu un élan avec l’élection de Donald Trump en 2016, ont bénéficié d’un essor formidable pendant la pandémie de COVID-19.
Le journaliste Tristan Péloquin a suivi les groupes complotistes made in Québec ces deux dernières années. Il a côtoyé cette foule bigarrée, enquêté sur ses vedettes et subi les foudres de leurs adeptes. Il publie ce mois-ci Faire ses recherches : Cartographie de la pensée conspi, un compte rendu de son travail qui permet de comprendre les rouages et les répercussions de ce vortex de désinformation. On apprend à connaître les personnages de ce mouvement et leurs déboires.
C’est dans un café bondé de la rue Jarry à Montréal que L’actualité a rencontré le journaliste du quotidien La Presse pour qu’il nous trace le portrait de la pensée conspi au Québec.
Pourquoi consacrer un livre et deux ans de travail aux conspirationnistes ? 
Avant que la pandémie ne leur donne une force assez importante, j’avais déjà commencé à m’intéresser à l’un deux, Alexis Cossette-Trudel, animateur de la chaîne alternative Radio-Québec, réputé pour propager des théories du complot de toutes sortes. Tout ce qui touche la désinformation et les réseaux sociaux m’a toujours intéressé. Quand la pandémie est arrivée et qu’on a vu les complotistes s’organiser, c’est devenu une évidence pour moi qu’il fallait leur porter une attention. Mais je n’avais jamais pensé avoir autant de facilité à obtenir des informations de gens qui les observent, comme de personnes de l’intérieur de ces mouvements. Encore aujourd’hui, je suis inondé de messages, je dois mettre mon téléphone en mode avion quand je me couche le soir !
Je crois qu’il y a une utilité à montrer les archétypes de ces gens-là. Ils m’ont accusé de les traiter de complotistes, mais quand j’écris ce mot, c’est parce qu’ils disent clairement des choses qui relèvent de la théorie du complot. Je ne dis pas qu’ils sont tous pareils, mais tu as quand même un bon spectre du groupe qu’ils forment.
En écriture quotidienne, chaque histoire est un peu indépendante l’une de l’autre. Comme journaliste, je suis capable de replacer chaque petit morceau, mais le lecteur qui ne lit pas nécessairement tous mes articles n’a pas un tout cohérent, ce que le livre permet. Écrire un livre était aussi une occasion d’avoir un regard un peu plus macro sur le rôle du politique, du judiciaire et des géants du Web.
Vous les avez côtoyés et scrutés de près. Quels sont leurs points communs ? Comment sont-ils parvenus à rallier autant de gens ? Les leaders, ceux qui deviennent très populaires, sont des personnalités fortes avec du charisme. Ils sont rassembleurs. Quand tu les rencontres, c’est évident. Il y a quelque chose de très attrayant dans leur façon de parler.
Ils communiquent presque uniquement par des vidéos en direct sur Facebook et YouTube. Ils démarrent un live, les gens se connectent et les animateurs parlent pendant environ 45 minutes. À force d’en regarder, j’ai compris que ce mode de communication est formidable pour créer des communautés. Les gens peuvent échanger en direct et l’animateur peut interagir avec eux. Leurs auditeurs vont souvent investir beaucoup de temps dans le visionnement de ce type de vidéo, ce qui renforce ce sentiment d’appartenance.
Les conspirationnistes sont souvent des gens qui ont eu maille à partir avec une forme d’autorité ou une institution et qui n’ont pas obtenu ce qu’ils voulaient. Ils éprouvent donc un sentiment d’injustice et se posent en victimes d’un système corrompu. Ils se présentent ainsi en opposition aux autorités. C’est « nous » (le peuple) contre « eux » (l’élite). Ces gens sont persuadés de détenir une vérité, qu’ils ont la mission de transmettre au plus grand nombre possible.
Comment pourriez-vous décrire le mouvement conspirationniste au Québec ? D’où vient-il ? Comment est-il organisé ?
C’est beaucoup arrivé avec Qanon, cette théorie du complot originaire des États-Unis voulant qu’une élite politique mondialiste pédosatanique, dont les médias sont complices, tente de cacher l’existence d’un réseau d’enlèvements d’enfants. Et l’ex-président américain Donald Trump serait le grand sauveur. Le nom vient de Q, un personnage mystique qui serait un haut gradé militaire proche de Trump, et qui publie sur une plateforme Web alternative des aphorismes de forme cryptique. Les adeptes doivent ensuite « faire leurs recherches » et trouver des réponses dans des signaux de la société. C’est une machine à fabriquer de la fausse information !
Alexis Cossette-Trudel a longtemps essayé d’interpréter ces messages. Il est rapidement devenu l’un des joueurs étoiles de la francophonie. Quand la pandémie a frappé, le directeur national de la santé publique, Horacio Arruda, et le premier ministre du Québec, François Legault, sont devenus ses cibles. Il essayait de positionner les thèses de Q par l’entremise de ces personnages. Il alimentait une foule immense d’une théorie loufoque. En septembre 2020, le discours de Qanon était très fort. On prédisait des arrestations, dont celle de Hillary Clinton. Mais ça s’est calmé quand Facebook et YouTube ont « tiré la plug » sur Qanon à l’automne 2020. Alexis Cossette-Trudel a fini par se détacher de cette théorie.
Au Québec, les acteurs principaux sont issus d’un mouvement de droite identitaire comme La Meute ou Storm Alliance. S’ils n’ont pas affirmé leur allégeance à Q, ils ont parfois flirté avec cette théorie du complot. En parallèle, de nombreux membres influents viennent des pseudo-sciences ou sont des citoyens souverains, c’est-à-dire des gens qui ne reconnaissent pas l’autorité de l’État. Il y a finalement des groupes de la droite religieuse.
La pandémie a été un catalyseur pour qu’ils se réunissent. On a assisté en direct à la naissance d’une structure commune autour de la contestation des mesures sanitaires. La Fondation pour la défense des droits et des libertés du peuple (FDDLP) était beaucoup leur point de ralliement. Elle a ramassé près d’un million de dollars grâce à un web-o-thon pour intenter des poursuites envers le gouvernement au nom du peuple.
Ça a pris des proportions qu’on n’aurait jamais pu imaginer. Le convoi de camionneurs à Ottawa [auquel bon nombre de conspirationnistes québécois se sont ralliés] a été, selon moi, l’aboutissement. Je pense qu’eux-mêmes ont été surpris de leur réussite.
Vous faites aussi un rapprochement entre les méthodes de radicalisation des groupes conspirationnistes et celles utilisées par le groupe armé État islamique. Doit-on craindre leur influence ?  Quand Qanon publie ses aphorismes, les leaders les interprètent à leur façon. Après, dans la chaîne sous eux, le discours se radicalise. Les leaders ne dépassent pas la ligne et en sont conscients. Mais il y a un véritable risque d’insurrection ou de violence parmi leurs adeptes. L’assaut du Capitole à Washington ou le siège à Ottawa en sont des exemples.
Ces groupes adoptent un processus sectaire. Ils connaissent la vérité, ils vont te la révéler quand tu vas faire partie de la bande, et après, ton travail sera d’éclairer les autres. La plupart ont utilisé ce mécanisme.
Sans verser dans la violence, leur discours peut aussi avoir des conséquences humaines, plus individuelles que sociales. Dans les groupes adeptes des pseudo-sciences, par exemple, ils réussissent à convaincre des gens d’arrêter de prendre leurs médicaments. Dans mon livre, je parle de Bernard Lachance [auteur-compositeur québécois, connu pour avoir notamment chanté à l’émission d’Oprah Winfrey], décédé à l’âge de 46 ans après avoir tenté de soigner son sida avec des traitements de médecine naturelle. Avant sa mort, il s’est mis à faire un lien entre sa maladie et la COVID-19, affirmant qu’il s’agissait de pures inventions du gouvernement et de Big Pharma. Il prédisait que s’il mourait, ce serait un assassinat.
Vous comparez certains conspirationnistes à des supernovæ, ces explosions d’étoiles en fin de vie brièvement très lumineuses. Vont-ils perdre de leur influence avec la fin des mesures sanitaires ? 
Des supernovæ, on en voit beaucoup actuellement. Ces personnes arrivent de nulle part et paf ! elles sont des superstars, leurs vidéos sont vues 30 000 fois et elles ramassent de l’argent comme si de rien n’était. Mais ces gens finissent par disparaître rapidement. Ceux qui apparaissent ces temps-ci sont un peu moins idéologiques qu’au début de la crise sanitaire. Ça ressemble plus aux influenceurs typiques des réseaux sociaux, mais avec un penchant complotiste.
Depuis les manifestations à Ottawa, j’essaie de comprendre où ils vont. La cohésion s’est effritée. Ils sont redevenus des unités distinctes. Ce sont des gens intransigeants. Leur groupe meurt souvent de lui-même dans des guerres d’égo, comme ce fut le cas avec La Meute.
Certains ont manqué leur coup avec la guerre en Ukraine en tentant de s’opposer aux médias et de prendre la position du gouvernement russe. C’est indéfendable. Plusieurs essaient sinon de faire bifurquer le discours vers la création d’une identité numérique. C’est leur prochain combat, selon moi. Ils voient une tentative du gouvernement de s’emparer des données personnelles de la population. C’est hyper-paradoxal, car ces gens-là sont sur Facebook à longueur de journée et disent tout ce qu’ils pensent. À mon avis, c’est trop théorique. Ça ne ralliera pas autant de personnes. Ça fait des années qu’on dit que les données personnelles sont utilisées par les géants du Web. Ce n’est pas un délire futuriste, mais la réalité. Mais les gens ne sont pas émus par rapport à ces histoires-là. Il va leur falloir une autre crise.
Du côté politique, je trouve un peu inquiétant la situation aux États-Unis, où ils ont réussi à mettre un pied dans le pouvoir. Est-ce qu’ils vont réussir ici ? Aux élections fédérales, ils n’ont pas fait de gain, notamment avec le parti de Maxime Bernier. Au Québec, Éric Duhaime, le chef du Parti conservateur du Québec, les canalise beaucoup. Mais il ne faut pas oublier une chose : les leaders ont du pouvoir et veulent le garder.

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L’actualité Benjamin Richer 14 mars 2022