Auteure en 2016 d’un rapport sur les établissements privés au sein de l’académie de Versailles, Marie-Françoise Chavanne alerte sur le manque de contrôle persistant des écoles hors contrat.

L’angle mort des politiques éducatives ? Alors que les derniers chiffres du ministère de l’Éducation nationale établissent une hausse des atteintes à la laïcité en octobre, Marie-Françoise Chavanne alerte sur les dérives des écoles privées hors contrat. Longtemps doyenne des inspecteurs de l’académie de Versailles, elle avait, dès 2016, rédigé un rapport, consulté par Marianne, qui mettait en évidence de graves failles dans les enseignements et la transmission des valeurs de la République au sein d’écoles privées. Huit ans après, au titre du droit à l’éducation, elle appelle à renforcer la formation des inspecteurs aux contrôles de ces écoles.

“Si parmi les plus de trois cents jeunes reçus chaque année lors des contrôles de l’acquisition des compétences, certains étaient instruits, nous étions confrontés à une très grande majorité de jeunes perdus, en échec, isolés socialement ou retirés du système scolaire pour des raisons idéologiques et religieuses ou sous l’emprise de groupes sectaires.”

Marianne : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser au hors contrat ?

Marie-Françoise Chavanne : En tant que doyenne des inspecteurs du second degré de l’académie de Versailles, de 2002 à 2014, j’ai été confrontée à cette question. D’abord à travers le contrôle de l’instruction des enfants scolarisés à domicile, nous avions pu constater les dérives et les privations d’instruction d’enfants de plus en plus nombreux. Si parmi les plus de trois cents jeunes reçus chaque année lors des contrôles de l’acquisition des compétences, certains étaient instruits, nous étions confrontés à une très grande majorité de jeunes perdus, en échec, isolés socialement ou retirés du système scolaire pour des raisons idéologiques et religieuses ou sous l’emprise de groupes sectaires. Puis en 2013, l’Inspection générale, en lien avec la Miviludes [Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires], m’a demandé d’aller inspecter une école Steiner-Waldorf [la Fédération des écoles Steiner-Waldorf se présente comme un réseau d’écoles prônant une pédagogie alternative, mais se fonde sur les préceptes de Rudolf Steiner, un occultiste allemand fondateur d’un courant ésotérique, l’anthroposophie]

Et qu’y avez-vous découvert ?

J’étais accompagnée par onze inspecteurs de disciplines différentes. La visite devait être inopinée afin d’éviter des cours prévus spécialement pour les contrôles. Répartis en équipes, nous avons suivi plusieurs séances et visité les locaux. Les enfants étaient extrêmement courtois. Mais nous avons vu des cours fondés sur des croyances et non sur des connaissances. Nous n’avons pas vu un seul cours, même en histoire ou en physique, qui apporte une information fiable. Tout y était ésotérique avec une confusion permanente entre les faits et les mythes. Pendant des séances d’« eurythmie », une pratique mêlant danse et méditation, des élèves se mettaient en cercle et prononçaient des psalmodies.

Ce n’est pas un cas isolé : vous avez ensuite été chargée du contrôle d’autres écoles hors contrat, de tous types, marquées par des dérives.

Toujours avec des groupes d’inspecteurs du premier et second degré et souvent des conseillers techniques, nous avons contrôlé des écoles privées hors contrat pendant trois ans dans l’académie de Versailles. Nous avons contrôlé des établissements catholiques radicaux, notamment un de la Fraternité Saint-Pie-X [un courant catholique intégriste en rupture avec le Vatican], et des écoles musulmanes. Dans presque tous les cas, nous avons fait des constats alarmants.

Dans une école catholique traditionnaliste réservée aux filles, la sœur qui dirigeait l’établissement a voulu refuser notre visite quand elle a vu que j’arrivais avec des inspecteurs hommes. La lettre de saisine a eu raison de sa résistance. On a aussi constaté que les pages des manuels consacrés à l’éducation à la sexualité étaient collées… mais les jeunes filles ont pu assister à une conférence sur l’amour, d’une intervenante, qui présentait dans un langage qui se voulait « branché » le corps comme le lieu de la tentation, sauvé par le cœur et le cerveau.

« De nombreux médias dénigrent l’École publique pour faire l’éloge de pédagogies “nouvelles” datant pourtant des années trente à soixante-dix. »

Qu’avez-vous constaté de particulier dans l’école de la Fraternité Saint-Pie X ?

Dans cette école primaire de la fraternité Saint-Pie-X contrôlée, nous avons trouvé des livres aux orientations profondément racistes, pétainistes et créationnistes. En éducation civique, le rôle de la femme était riche d’enseignement : « Maman a toujours le sourire, le repas est toujours prêt à l’heure ». M’étonnant que les élèves ne posent aucune question, une sœur m’a répondu : « Si, mais l’Église ayant donné des réponses, nous donnons les réponses de l’Église ».

Finalement, quels traits communs ressortent de toutes ces différentes écoles hors contrat défaillantes ?

L’enseignement dispensé ne respecte pas le droit à l’éducation tel que défini par la Constitution, ni les valeurs de la République, voire s’y oppose. Il ne garantit pas les conditions d’acquisition des compétences du socle commun. Au mieux, l’éducation « citoyenne » proposée concerne l’organisation de la société, les règles de vie, en lien avec des principes religieux, sans jamais évoquer la laïcité. L’esprit critique, le questionnement, le débat sont exclus. Il y a beaucoup d’apprentissages « par cœur » sans questionnement ni dialogue : les élèves sont préparés à une conformité idéologique peu propice à une pensée ouverte et citoyenne et quand on lit « comment se conduire avec un inférieur » ou « comment reconnaître la race blanche », il est urgent d’agir. Véhiculer des préjugés ou des informations trompeuses est de nature à porter préjudice à l’acquisition de valeurs et à s’opposer à l’acquisition d’un outillage intellectuel permettant l’autonomie morale des élèves.

Marquée par ce que vous avez vu dans ces écoles, vous décidez de votre propre initiative de rédiger un rapport pour démontrer qu’il est possible de constater et prouver la privation d’instruction. Vous le remettez en 2016 à différents acteurs institutionnels. Comment a-t-il été reçu ? Avez-vous le sentiment, bien que vous soyez désormais retraitée, que la situation s’est améliorée ?

Ce rapport était fait pour le ministère de l’Éducation, la Miviludes, et le ministère de l’Intérieur. Il a été utilisé dans certaines académies et mentionné dans la presse en 2017. Une école Steiner a été fermée l’année suivante… Puis il y a eu en 2018 la loi Gatel qui depuis encadre mieux l’ouverture d’écoles hors contrat et impose les contrôles. Mais des dérives continuent, des failles demeurent. Depuis, il semble que mon rapport soit « bloqué », d’où ma surprise d’être plusieurs fois cette année interpellée par des inspecteurs généraux qui cherchaient ce rapport… Aujourd’hui, il est urgent de renforcer la formation des inspecteurs sur ces questions et plus particulièrement sur le protocole de contrôle. C’est d’autant plus urgent qu’il y a un contexte global inquiétant avec la négation de faits historiques, de savoirs scientifiques, la contestation des valeurs de la République et l’engouement pour des vertus dites « naturelles », des croyances et des opinions au sens large qui tendent à remettre en question la connaissance.

Vous dénoncez également l’indulgence dont bénéficient certaines écoles hors contrats dans les médias.

Je constate depuis des années les attaques répétées de la part de nombreux médias qui dénigrent l’école publique pour faire l’éloge de pédagogies « nouvelles » datant pourtant des années trente à soixante-dix. Découverte, engouement, mirage ou propagande ? On peut citer Télérama et la méthode Montessori, Le Monde et son dossier très indulgent sur l’anthroposophie ou Le Figaro Magazine et ses attaques sur l’école publique qui « endoctrinerait » les enfants ! Lors d’un séminaire à l’université Dauphine sur les écoles alternatives et les nouvelles pédagogies, je me suis étonnée du dénigrement systématique de l’école publique – qualifiée tour à tour de classique, ordinaire ou traditionnelle – l’argument étant que l’école publique ne saurait pas prendre en charge les enfants lorsqu’ils ont des difficultés ou sont intellectuellement précoces, ou leur donner une éducation morale de haut niveau.

Source : MARIANNE

Par Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor le 24/11/2022